ARTS VISUELS

La liberté créatrice dans l’art du contemporain

De l’Être-à-la-société

Ikram Ben Brahim : Que signifie être libre et liberté ?

Voir la liberté, c’est être libre. Être libre c’est avoir un chez-soi et une justification pour se présenter sans réserve et en toute légitimité. Pour l’homme du sens commun, être libre, c’est faire tout ce qui lui plaît, c’est-à-dire accomplir ses désirs sans obstacles ni contraintes. Agir librement, c’est agir volontairement ou agir volontiers. Un homme libre est un homme qui n’obéit à aucune loi si ce ne sont les siennes. Contrairement à l’esclave qui est entièrement soumis à l’autorité de son maître, l’homme libre dispose de sa personne comme il l’entend. Mais, comment peut-on montrer que nous sommes libres ? Qu’est-ce que la liberté de et dans la création artistique ?  

« À chaque époque son art, à l’art sa liberté », affirment les sécessionnistes de Vienne au début de XXe siècle. La liberté est essentielle à l’art comme à l’artiste, car elle est la condition préalable de la créativité. De même, l’art affirme son existence en liberté et pour la liberté. Il a pris « conscience de sa liberté ». Au moment de la création, l’artiste est libre de créer, de former à partir de rien, de devenir un « dieu » chaque fois qu’il essaie d’insuffler une « âme » à ses créations. L’artiste qui doit être libre, son être vibre au-delà du temps. La liberté est donc hors du temps. Elle n’est pas donnée, elle est à construire et à conquérir. Spinoza commence par poser une définition de la liberté comme nécessité pour une éthique de vie. La conception de la liberté dans la création artistique dite contemporaine est ancrée dans la philosophie d’une certaine vie. 

C’est dans le rapport à autrui que la liberté se construit et se problématise. C’est d’ailleurs ce que manifeste le sens originel du mot liberté : être libre (du latin liber) a d’abord signifié ne pas être esclave. La liberté de et dans la création artistique présente la particularité d’être conçue à la fois comme un dépassement de ce qui existe et la liberté de s’exprimer, afin d’innover un nouveau espace de pensée et de regard. Il s’agit de la création immatérielle, celle de l’esprit créatif dont l’espace du regard est libre et l’être est également libre dans l’espace. « Suis-je un être, suis-je un dieu ? », cette quête sur l’être et sa relation à la liberté apparait centrale dans l’art du contemporain et dans la réflexion philosophique.

Mamadou Soumaré : L’artiste : un « Dieu » créateur ?

Sans l’ombre d’aucun doute, la création artistique fait partie des éléments de la culture qui distingue l’homme de l’animal. Il n’y a d’art qu’humain. L’art s’oppose à la nature et tente de la reproduire par l’imitation. L’artiste, par son œuvre, se substitue au Dieu créateur. 

Cette propension mystérieuse à créer n’importe quoi n’importe comment lui confère une sorte de liberté absolue. Cependant, cette liberté dont se targue l’artiste est un terme polysémique, un mot difficile à cerner et qui comme le dit Paul Valery « est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers ; (…) mots très bons pour la controverse, la dialectique et l’éloquence.» L’artiste en tant qu’homme ignorant des causes qui le font agir est à la merci des évènements, des hasards, des préjugés et des traditions dans lesquelles il évolue en être social et qui pourraient influencer sur sa conscience créative. En outre, en tant qu’objet de création, l’œuvre obéit à un certain nombre de règles techniques pouvant parfois sortir de son champ d’inspiration. L’artiste est-il toujours totalement à l’abri des contraintes dans son activité créatrice ? 

Ikram Ben Brahim : L’être social et la question de la liberté créatrice 

 « Toute liberté est créatrice ou n’est pas », écrit Alain Badiou. La liberté est indispensable à l’activité créatrice de l’artiste, voire à l’évènement car la définition de la liberté est liée à l’évènement comme l’ajoute Badiou « l’évènement c’est la création d’une possibilité nouvelle ». Une possibilité d’une liberté créatrice de l’artiste qui est en activité pratique dans la société. Ainsi, être libre consiste-t-il à transformer la société ?  

La liberté de création artistique est essentielle à l’évolution de la société. Elle est comprise comme la liberté de s’affranchir des contraintes sociales d’une époque. L’acte de la création artistique est alors « l’une des modalités d’être libre, c’est-à-dire de libérer ». Il s’agit d’un acte de liberté et de libération permettant de socialiser la liberté individuelle, afin de vivre ensemble en paix. La question de l’être social se pose et s’impose. Elle se concentre sur la philosophie de vie, elle-même axée sur la liberté créatrice et la relation des hommes avec leurs réalités. Le concept de liberté créatrice atteint sa plénitude sous forme de liberté « pratique ». L’artiste est reconnu dans sa liberté de faire et de permettre au spectateur de rêver, se mouvoir et s’émouvoir l’instant-éclair.

 Il est l’être social qui crée librement où la lumière de la vie jaillit comme un soleil en lui. Cet artiste, en ce sens, est une lumière jaillissante qui consiste à faire de sa vie même une œuvre d’art. Comme l’écrit Baudelaire « faire de sa vie une œuvre d’art et de sa personne une œuvre d’art vivante ». Formule que l’on retrouve chez Foucault mais sous forme d’une interrogation : « Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société, l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie (…). Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? ». Une interrogation fondamentale et fondatrice d’une réflexion autour de l’être social qui agit en fonction du système des conditionnements et des repères à la fois réels et symboliques de la société dans laquelle il vit. 

Mamadou Soumaré : La société et les obstacles liés à la liberté de l’artiste 

La liberté de l’artiste vis-à-vis de sa création se heurte à des obstacles, tant extérieurs qu’intérieurs. Les premiers obstacles à la liberté de l’artiste sont liés à la matière. Cette dernière qu’Aristote appelle cause matérielle peut résister au modèle qu’envisage l’artiste et limiter ainsi sa liberté créatrice. Par exemple, le sculpteur avant d’entamer son œuvre choisit au préalable son marbre en fonction de son modèle. De la même manière, le peintre a besoin d’un certain nombre de matériau nécessaire à la mise en œuvre de sa création.  L’écrivain, pour se faire comprendre du grand public a besoin de respecter un certain nombre de règles allant de la syntaxe à la grammaire en passant par  le vocabulaire  d’une langue qui contraint sa liberté  d’écrire tout ce qu’il lui passe par la tête. Nonobstant ces contraintes extérieures, l’artiste n’est-ce pas véritablement celui qui peut faire abstraction de ces obstacles matériels pour imprimer à son œuvre sa touche propre lui attribuant de nouvelles significations ?                                                                                                                                                                                          À l’image de l’artiste, l’écrivain peut bien lui aussi faire fi de toutes ces contraintes réglementaires liées à son genre littéraire et produire un chef d’œuvre. Il est de ce point de vue libre de toute contrainte dans sa création. C’est dans ce sens que Baudelaire écrit : « l’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans ses enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu.» 

Ces propos de Baudelaire nous disent que l’artiste n’est au service d’aucune idée morale, politique ou religieuse. Il est son propre maître. Il ne lègue à la postérité rien d’autre que ses œuvres. L’artiste ne témoigne de rien d’autre que de lui-même, son art témoigne simplement du fait d’être art. 

A côté de ces contraintes extérieures à l’artiste, il y a celles intérieures qui sont parfois beaucoup plus prompt à constituer des entraves à l’épanouissement de ce dernier. Le second obstacle à la liberté de l’artiste est lié à sa personne, à son inspiration et à son génie créateur.  Nietzsche en rend compte comme la capacité de concentration doublée d’une capacité à faire feu de tout bois en matière technique. Platon lui assigne une origine divine et Hegel admet que le génie est la seule règle qui gouverne la création. C’est dire que la liberté appartient au génie créateur qui s’affranchit de toute norme humaine. Pour Emmanuel Kant, «le génie est la disposition innée par laquelle la nature donne les règles à l’art ».  

Ainsi, le génie est fréquemment admis comme inné, comme un don de la nature, ne se basant sur aucune loi ni de la nature ni de l’art, il produit des œuvres exemplaires sans aucune recette préétablie. C’est l’artiste lui-même qui, par son talent et son génie, invente ses propres règles. Mais artiste qu’il le veut, il faut avoir au préalable les prédispositions naturelles. Cependant, cette inspiration divine peut souvent être contrainte par les exigences de la société à laquelle appartient l’artiste. En tant qu’être social, il n’a pas le droit de créer tout ce qu’il veut, il est obligé de se conformer aux normes et coutumes de sa société s’il veut être compris et accepté. La marge de la liberté de l’artiste est donc proportionnelle à la capacité de tolérance et de compréhension de sa société.

Ikram Ben Brahim : La liberté : une ouverture à l’autre

La question de la liberté se pose à l’homme ou à l’artiste en particulier parce qu’il vit en société. La liberté de et dans la création artistique peut être à la fois individuelle et collective. Il s’agit, certes, d’une liberté individuelle car la création est le fruit de l’imagination créatrice de l’artiste contemporain et le résultat du développement libre de son esprit ; mais il s’agit aussi d’une liberté collective car l’art est également l’expression de l’identité culturelle d’un certain groupe social, voire d’une culture précise. Cette liberté collective créatrice est un postulat pratique qui permet de suractiver l’imaginaire et de mettre en place une certaine transformation de la société. Elle mène à l’échange et au partage car elle s’identifie dans son rapport à l’autre, voire dans la poétique de la relation et de l’expérience. En effet, notre existence est toujours précédée par celle des autres et s’inscrit d’emblée dans une socialité qui excède de toutes parts les limites de notre intériorité. Être libre, ce n’est alors pas tant être soi, qu’être libre pour l’autre. En d’autres termes, la liberté ne peut plus être repli sur soi, mais ouverture à l’autre. Préserver la liberté, c’est alors réserver l’avenir, dans un double mouvement d’imagination et de création, de recherche et de beauté. 

Mamadou Soumaré : La liberté e(s)t beauté

La liberté artistique peut être perçue à travers l’objet beau qui en est l’incarnation. L’objet beau se détermine lui-même par sa propre nature. Les objets beaux sont dits libres par analogie avec la liberté humaine. La beauté est la liberté dans l’apparence, dans le phénomène. Tout ce qui contrarie la liberté nuit à la beauté, la laideur dans les attitudes semble contraindre la nature. « Tout être beau de la nature est un témoin qui me crie sois libre comme moi et qui m’invite à découvrir la liberté qui est en lui » écrit Schiller.

 Lorsque Kant dit que l’art est beau quand il ressemble à la nature, il fait bien aussi allusion à la spontanéité de la nature, de sa liberté. La définition objective du beau, c’est donc l’objet fini qui contient en lui l’infini, l’objet dans lequel la liberté de la forme absorbe en totalité la dispersion du contenu. C’est dans ce contexte que le philosophe allemand affirme : « La beauté est la seule façon qu’ait la liberté de s’exprimer dans l’apparence. »

Ikram Ben Brahim : Maitre-Assistante en Sciences et Techniques des Arts, Critique d’art et Artiste plasticienne (Tunisie)

Mamadou Soumaré : Professeur de philosophie (Sénégal)

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