LITTERATURE

Entretien avec le Pr Ibrahima Sow, Directeur du Laboratoire de l’imaginaire, Chercheur à l’IFAN Ch. A. Diop

Dans le cadre d’un dossier consacré au Pr Alassane Ndaw considéré comme le père de la philosophie africaine mort en 2013 à l’âge de 92 ans, son ancien étudiant, le Pr Ibrahima Sow  avait accordé à Baye Makébé Sarr une interview en guise de témoignage sur l’homme et son œuvre.

Bonne lecture

« La pensée africaine donne à penser le propre voire à panser la philosophie africaine »

Parler du Pr Alassane Ndaw n’a pas été facile pour lui à cause de la proximité intellectuelle. Mais, le Pr Ibrahima Sow a tenu à garder cette distance critique pour témoigner sur l’homme et son œuvre. Sans fioritures, il dissèque la pensée de son ancien professeur et brosse ses traits de caractères.

Quelle est la contribution du Professeur Alassane Ndaw à la construction de la philosophie africaine ?
Le Professeur Ndaw a joué un rôle de pionnier et, aussi, sans doute, de formateur et d’éveilleur de conscience identitaire, voire d’initiateur pour la plupart des philosophes sénégalais qui, avec lui ou grâce à lui, ont appris à aimer la philosophie, c’est dire au fond à s’aimer eux-mêmes en dépit de l’impérialisme européocentriste de l’époque. C’est mon cas. Sa contribution outrepasse, bien sûr, ce seul aspect pédagogique, mais est davantage remarquable par son engagement idéologique qui est signifiée dans la perspective d’un combat qui milite pour la reconnaissance de ce qu’il appelle « la dignité anthropologique » de l’homme noir, de la valorisation de son âme et de ses traditions. Dans ce sens, sa complicité ou parenté idéologique est patente avec Senghor, le théoricien de la Négritude, le brillant préfacier de sa thèse d’État, son ouvrage majeur, La pensée africaine.
Le Pr Ndaw a jeté, sans complexe, avec courage et avec une belle finesse toute faite de nuance théorique, les bases d’une riche réflexion qui porte sur le propre, sur les valeurs identitaires, mais il le fait en herméneute soucieux de décrire et de décrypter en philosophe une pensée qui se ne laisse pas si aisément conceptualisée, mais dont il tient à rendre compte « philosophiquement ». C’est ainsi qu’il est classé dans la catégorie des « philosophes » africains qualifiés d’ethnophilosophes.
Pensée africaine ou philosophie africaine ? Le cœur balance, mais la raison tient ferme chez un Ndaw qui opte pour la première sans toutefois récuser l’idée d’une philosophie africaine. Selon le Pr Ndaw, il est possible d’instaurer cette dernière à partir d’une interrogation et d’une investigation portant sur ce qu’il appelle la pensée africaine. Sa thèse est que la pensée africaine recèle une philosophie de l’univers et une conception de l’homme qui sont certes différentes de celles de l’Occident, mais qui n’en demeurent pas moins tout aussi riches et complexes.
C’est justement cette ambiguïté-là qui s’inscrit et dans un désir de philosophie en faisant référence au concept de philosophie de tradition occidentale et dans l’affirmation d’une pensée africaine s’inscrivant dans des mythologèmes. Cette manière de philosopher, disons cette ambiguïté a été, au fond, pour toute une génération de philosophes, une source féconde d’interrogation et de réflexion philosophiques. Ainsi, c’est bien à une problématique philosophique nouvelle axée sur l’interrogation du propre, mais qui ni ne déroge ni ne se dérobe à la rigueur de la méthode critique que nous convie le Professeur Ndaw. La pensée africaine donne à penser le propre voire à panser la philosophie africaine.

Quels sont les concepts philosophiques qu’il a développés ?
Les concepts philosophiques majeurs du Professeur Ndaw s’articulent, à mon sens, autour de tout ce qui concourt à la validation formelle voire conceptuelle de la pensée africaine. J’en vois principalement trois qui, à mon avis, rendent parfaitement compte de son œuvre.
Premièrement, le concept d’identité, mais en tant que ce concept est compris non pas comme une réalité figée et engluée dans des valeurs passéistes, dans des schèmes traditionnalistes, mais comme une dynamique évolutive, en le comprenant ou en l’appréciant dans un sens nietzschéen, selon la formule « deviens ce que tu es ».
Deuxièmement, son souci d’un dévoilement philosophique est tributaire de ce qu’il qualifie de « dignité anthropologique du nègre ». C’est un autre concept ndawien, corolaire ou concomitant au premier, qui s’inscrit dans la dynamique des revendications de l’époque, ainsi qu’il en fut de la Négritude et aussi de l’Authenticité. Elles furent dirigées contre l’européocentrisme et les dénégations racistes qui faisaient des nègres des primitifs sans écriture, sans âme, sans raison et sans histoire. Je traite de cette question dans mon ouvrage sur La philosophie africaine. Du pourquoi au comment.
Troisièmement, par l’évocation d’un « noûs » africain, à l’exemple du « noûs » grec, le Professeur Ndaw convie les philosophes africains à un retour aux sources pathétiques de l’âme africaine, à ce qui semblerait être un éternel printemps de « la philosophie africaine ». Par ce « noûs » africain, il est question d’une psyché qui maintiendrait une unité fondamentale, présente, agissante, dans la manière concrète de philosopher propre aux Africains, qui se fonde, par exemple, sur les mythes de la gémellité, du héros civilisateur, de l’ancêtre-totem, sur l’initiation…
On voit bien que ces trois concepts ne sont au fond que trois manières différentes de dire le même, trois chemins d’un même cheminement d’un penseur qui fonde sa philosophie dans l’intimité d’une pensée qui se fonde sur l’autonomie du propre, d’un fond singulier, peut-être encore vierge de toute contamination ― occidentale.

Peut-on qualifier le paradigme de philosophie africaine d’afrocentrisme ?
Si l’on entend par afrocentrisme, le souci d’une philosophie qui soit exclusivement centré sur l’Afrique, voire sur les réalités africaines ou négro-africaines, comme une sorte de refus d’ouverture à l’autre, comme une volonté de valorisation et d’affirmation d’une africanité qui échapperait à toute contagion étrangère, il est certain que la philosophie africaine, en tant que telle, n’est pas afrocentriste, bien qu’il puisse exister, ça et là, une certaine tendance à une sorte de centralité négro-africaine.
Il faut d’abord s’entendre sur le concept de philosophie africaine et c’est selon la manière de la définir que vous aurez une réponse à votre question. Vous savez le concept de philosophie africaine est diversement appréciée. On a vu chez le Professeur Ndaw, une certaine forme, qui est différente de la manière dont ceux qui sont qualifiés d’europhilosophes l’apprécient.
Le concept de philosophie africaine porterait aussi moins sur le substantif que sur l’épithète, même si la justification de l’épithète n’est pas toujours fondée en raison, car elle devrait modifier le sens du substantif, ce qui n’est pas toujours le cas. On ne peut donc parler d’afrocentrisme concernant la philosophie africaine, car le philosophe est ouvert à tous les souffles, poreux à toutes les interrogations, curieux de toutes les expériences, mais toujours rebelle à toutes les formes de clôture d’où qu’elles viennent. Au fond, philosophie africaine ou philosophie des Africains ou philosophie en Afrique, il s’agit toujours de s’étonner devant ce qui est, mais peut-être, ici, dans le cas de la philosophie africaine, s’étonner d’une certaine manière qui fonde un style particulier.

Comment le Professeur Alassane Ndaw voyait-il le rôle du philosophe dans la société sénégalaise ?
Il m’est difficile de répondre pour le Professeur Ndaw, mais je ne pense pas trop m’aventurer en affirmant que ce rôle serait, à la fois, celui de vigile et d’éveilleur. Le penseur philosophe s’évertue à ce que le règne de la raison prime sur l’obscurantisme et sur la barbarie et c’est pourquoi il doit jouer un rôle de guide, d’initiateur, voire d’éducateur.
Il n’est pas étonnant ainsi que le prône Platon, ce que ne récuserait certainement pas le Professeur Ndaw, que les princes qui nous gouvernent soient des philosophes. La philosophie, qui rime avec sagesse et vertu et qui est une activité réflexive fondée en raison, a beaucoup à faire dans un pays comme le nôtre qui, de plus en plus, sombre dans l’attentisme, la médiocrité, le culte des offrandes et des sacrifices, le mimétisme, le déni de responsabilité… Il faut des philosophes qui tiennent haut et fort la lanterne pour éclairer les chemins… seraient-ils de nulle part.

Qu’est-ce que vous devez au Professeur Alassane Ndaw?
Il m’est toujours agréable de parler du Pr Ndaw, qui a été mon professeur de philosophie en 1968, avant la fermeture du département et l’envoi des étudiants en France. Les figures que j’associe à Ndaw sont celles des professeurs, dont je garde une pensée pieuse : Mme Aventurin, Louis-Vincent Thomas, Pierre Fougeyrollas…
Du professeur Ndaw, je garde encore à l’esprit un professeur élégant, sobre et distingué, tant dans sa vêture impeccable, dans ses comportements que dans le timbre de son élocution toujours si posée et si bien pesée, chantante même tant elle rayonne avec un charme qui incite et invite à l’écoute. Assurément, le Professeur Ndaw avait véritablement, pour l’avoir travaillé sans en avoir l’air, le don de la parole juste, le souci de l’expression qui s’inscrit tout à la fois dans la justesse du dire vrai et dans le charme attachant du poète. L’élégance fait homme. Oui, l’élégance, c’est bien le style même du Professeur Ndaw.
En dehors d’avoir été l’un de mes premiers professeurs de philosophie, de phénoménologie, à l’Université de Dakar en 68 et d’avoir aussi présidé le jury de ma soutenance de thèse de doctorat d’État en 2005, étant alors au début et à la fin de ma carrière universitaire, il faut dire que ce que je dois au professeur est de l’ordre de l’intraduisible, de l’indicible, car comment témoigner du Maître de ce don si précieux et de ce charme si rare qu’il s’est toujours évertués à transmettre aux siens, aux jeunes philosophes : de penser le plus profond pour aimer le plus vivant, selon la parole du poète Hölderlin.

Comment le Professeur Alassane Ndaw a-t-il vécu la fermeture du Département de Philosophie en 1968 ?
Le Président Senghor avait expulsé tous les étudiants de philosophie hors du Sénégal, si bien que je ne saurai dire comme le Professeur Ndaw a vécu cette époque-là, parce que je n’étais pas là, mais probablement avec beaucoup d’amertume, car il aimait enseigner. Et, il faut le préciser, il était l’un des rares Africains, sinon le seul, à l’université à enseigner la philosophie, cet art si particulier de critique, de beauté et de raison, à des étudiants provenant de tous horizons.
Il n’a vécu que pour enseigner et, convivial, il aimait discuter de tout avec tous. Il a dû sans doute éprouver un grand vide.
Encore une fois, je saisis cette occasion pour présenter mes sincères condoléances à toute sa famille et prie le Tout-puissant qu’il accueille le Professeur Alassane Ndaw, qui fut un homme bon et avenant, serein et respectueux, dans la paix éternelle du paradis, lieu des bienheureux qui, enfin, ont atteint la sagesse.

Entretien réalisé par Baye Makébé SARR

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