ARTS VISUELS

Une philia sous la caresse du temps

« L’amitié étant un échange et une association de la pensée, et c’est là l’un des éléments du bonheur spirituel ». Aristote

À qui s’adresse l’amitié ? À ceux qui veulent au plus profond entrer dans l’immortalité et devenir ensemble des dieux. Oui, des dieux qui sont capables de créer librement car la création et l’amitié ont partie liée. Cette création peut être une Archéologie du zéro et des Vies minuscules ou le fruit d’une écriture fleurie des deux écrivains français Alain Nadaud et Pierre Michon. Deux amis où l’un pense avec l’autre et l’autre pense en lui. Et pourtant chacun pense autrui comme lui-même et se trouve dans un rapport identique à ce qui lui est propre. 

Deux styles d’écriture qui autorisent des jeux de langage dans la littérature en tissant des liens d’amour et de bienveillance pour être au monde et avec le monde. C’est dans une perspective spiritualiste que cette amitié (philia) peut être dite mystique et très profonde. Nous voyons combien le mot philia, en grec, dépasse la signification du mot français amitié. « La philia est tellement plus large qu’elle semble bien l’amour universel, et que le terme qui lui correspondrait le plus justement serait amour », dit Aristote. Il s’agit de deux sortes d’amours humaines, celui qui est naturel et l’autre élaboré qu’Aristote les réunit sous le nom de philia, et que nous traduisons par le terme commun d’amitié. Cette philia concerne ceux qui sont semblables par la vertu « et c’est surtout de cette façon que l’ami est inséparable de la vie spirituelle », ajoute Aristote. 

Soudain, l’heure a cinglé et il ne reste d’Alain Nadaud qu’un souvenir et une mémoire d’un vrai ami au cœur de ceux qui sont proches de lui. Qui est-il cet ami ? Est-il le Kami ? Cet être de lumière qui restera comme un présent si loin de la terre, si près du cœur ? Or, les êtres ne se quittent pas et restent liés l’un à l’autre à travers la création artistique ou l’œuvre poétique. C’était en France, que l’errance commence, la joie s’élance et la surprise annonce un collectif composé de quatre artistes tunisiennes portant un pas mouvant menant vers la lumière en un instant-éclair. C’est particulièrement, dans la Creuse, au Châtelus-le-Marcheix, que le temps suspend cet instant et ces artistes s’interrogent et interrogent cette amitié entre les deux écrivains. 

Quatre carthaginoises s’arrêtent aux Cards, au paradis des fleurs où tous les cœurs sont poètes et artistes. Dans cette ville natale de Pierre Michon, une femme attentive est là dans ce lieu où il n’y a plus rien qu’un immense silence dense et plein, parlant avec amour autour de l’amitié profonde entre Nadaud et Michon. C’est l’artiste Sadika Keskes fondatrice du nouveau courant d’aire artistique « Émouvance des Émouvants » avec la présence de la directrice artistique Houda Ghorbel et les deux artistes plasticiennes Ikram Ben Brahim et Nourhène Ghazel. 

Face au fleuve immobile et les feuilles glissant aux silences des nuits, une force d’amitié est née partout dans un espace ouvert autour de nous, afin de réaliser une sculpture monumentale intitulée « Immixtio Manuum » traitant de la transmission du savoir entre les deux écrivains à travers un air parfumé qui est à la fois écrit et sculpté. « L’immixtio Manuum signifie, en latin, « adoubement par les mains ». C’est le geste physique et symbolique par lequel une autorité politique, morale, religieuse, philosophique ou artistique, en serrant les avant-bras de son vis-à-vis, déléguait jadis son pouvoir ou son savoir à un vassal.(…) Ici, sous les traits des écrivains Pierre Michon et Alain Nadaud, Sadika a imaginé de réactualiser ce rite ancien, de façon à symboliser à la fois la transmission et la communion artistiques », dit Alain Nadaud. Rien n’est plus étrange à l’échange entre ces artistes qui exploitent une épaisseur sensible d’émotions et de compassions. Cette amitié collective est basée sur la bienveillance car « il faut donc pour être ami être bienveillant et se vouloir du bien mutuellement (…) », explique Aristote. 

L’artiste Sadika Keskes crée, transforme et façonne une culture qui mêle l’éthique et l’artistique à travers cette sculpture qui se pose ici, dans l’espace, dans le temps, parmi les choses comme la concrétisation d’une vision ouverte au monde. Quelle beauté est issue de cette amitié poétique et plastique qui existe dans une grange près de la maison de l’écrivain Pierre Michon. C’est le lieu magique que voici. Pour le décrypter, il faut porter la paix au-dedans, dans la nuit des êtres qui brille par les petites gouttes de lumière carthaginoise. 

Dans le silence, un ordre se cherche et s’impose. Ces artistes sculptent des moments mystiques par le sensible. Elles œuvrent encore dans le sensible. Elles se confrontent à des axes, à des volumes, à des épaisseurs, à des grains, à des points, à des plis, à des replis, à des aspérités, à des équilibres de masse. Elles s’y confrontent et elles les créent. Elles portent en elles une vision dynamique qui engage leurs corps, leurs énergies physiques. Autrement dit, elles se situent elles-mêmes physiquement au-dedans de la sculpture. Puis, elles se tiendront dehors et monteront dans l’espace avec elle, plus haut. 

Cette sculpture monumentale affirme une promesse de force, de présence, d’harmonie, de pureté, de toutes les dimensions de l’être, dedans, dehors, en haut, en bas et le plein et le vide. Par leurs gestes précis et forts d’équilibre et de beauté, ces artistes plasticiennes sculptent les formes qui, à leurs tours, les sculptent et les aiment. Ces formes les aiment, quelque part, dans cette grange d’or. Quelque part, il y a l’échange et le partage pour un départ émouvant et vibrant. Ce départ est toujours ouverture en soi d’une porte invisible qui ouvre sur un monde lumière, cristal vibratile qui répond à nos façons d’être. Comme un creuset d’audace et un chant d’oracle vivace, ce collectif tunisien sculpte l’amour au sein de ce lieu et porte la paix au très haut. Son maître mot est énergie qui procède du dedans et s’alimente au-dedans, voire dans un esprit spirituel.

 Le geste, le mouvement, l’expression des visages portent l’émotion jusqu’à ce point extrême de l’instant où la beauté de la forme se révèle. Par leurs regards extérieur et intérieur qu’elles vouent à la forme, maîtrisent le rythme. Une sculpture est toujours, et pour toujours, l’acte accompli d’une volumétrique et d’une rythmique. En sculptant la joie, elle offre à cette grange deux vies littéraire et artistique censées comme un miroir d’amitié, non seulement entre poètes, mais aussi entre poètes et artistes où s’engage un dialogue des consciences et des inconscients. Chacun suit son chemin, chacun approfondie sa voie, chacun travaille avec ses propres outils dans la communauté des significations. L’un ne tient pas la place de l’autre. Mais, travaillant sur les mêmes sites et partageant un même horizon de beauté, l’artiste sculpteur et le poète se rejoignent en nécessité. 

Comme on voit dans le haïku, un mode de présence s’opère par la structure du poème et se noue un accord entre matière, mots et mots de matière. L’œuvre renvoie ainsi à une réalité poétique en rendant compte des agencements, des articulations, de la tectonique interne, afin d’engendrer une vie poïétique où le corps en mot passe à un corps sculptural. La position de ce corps est associée au mouvement des draperies à travers les différents replis. Juste un lac paisible dans le cours du temps, juste un peu d’espace entre les deux corps pour un peu plus de silence et un peu plus d’avenir secret et mystique.  L’extériorité de ce corps sculptural est le visage exact de son intériorité, tel que l’édification d’un monde qui rend hommage aux deux écrivains. L’absence de Nadaud porte le savoir vers le ciel et la présence de Michon le transmet vers les hommes de la terre.

 La mobilité du temps entre ainsi dans l’immobilité de l’œuvre. Cette sculpture est la matérialisation d’un ordre de pensées, de désirs, d’intentions claires ou obscures, l’expression d’un certain rapport au monde et à la matière. Lors de sa contemplation, elle n’a donc d’autre moyen que son silence où le spectateur entre dans l’intériorité de son monde mouvant. C’est la lumière vacillante et frémissante qui invite au recueillement et à la contemplation. Dans la quête de la sagesse, une vie énigmatique s’est posée. La cueillir, d’un geste sûr, d’un geste pur, c’est la recueillir, c’est la tenir en recueillement. Face à cette sculpture monumentale, l’esprit de la création collective préside en constituant un poétique itinéraire d’Amour et de paix. 

Grange vivante et vibrante qui projette sur les mémoires du temps des vibrations révélées. La présence étincelante de Pierre Michon réunit ces plasticiennes dans ce jardin intérieur qui vibre en harmonie avec l’univers. Cet écrivain voit, regarde, pose, attend au coin de son âtre la naissance de cet être sculpté. Dans cette grange, les deux êtres de lumière vibrent et font un où s’inscrivent des paroles sur leurs lèvres sculptées. Les voilà déjà Nadaud a parlé d’« une spiritualité qui sache donc de recentrer sur les activités artistiques, par exemple la littérature et les arts plastiques (…) » et par la suite Michon qui a focalisé son attention sur le dialogue qu’entretiennent l’écriture et les arts visuels dans ses récits. À travers leur posture de sagesse, s’éclaire la nuance de chaque âme. Quand le ciel se révèle plus clair et la vie plus ample, l’être sculpté s’éveille, se lève de sa couche d’argile et apparaît enfin par un regard portant vers la lumière ou vers les plus vastes horizons de l’extase. Tel est l’ami, soudain et précieux comme la pluie qui tombe aux Cards dans un instant vibrant en laissant une voile translucide sur l’émail des choses existantes.

 Sous la caresse du temps, une philia fleurit en ce jardin, un rayon du soleil nouveau a éclairé la forêt de Châtelus-le-Marcheix et une œuvre plastique vient nuancer la douceur d’un instant qui veut arrêter le temps. Cet instant se pose comme un souffle de pureté voyageant au-dedans, au-delà du temps et suivant la transparence des ombres et l’échange des reflets dans l’obscurité. Comme un silence fait d’amitié, une vie intérieure s’est renouvelée, un nouveau courant d’aire artistique s’est posé et un papillon d’esprit émouvant retrouvé sur la corolle d’une fleur au sein d’une grange secrète. Grande est l’amitié lorsqu’elle s’évoque.
Ikram Ben Brahim

Quelle est votre réaction ?

Excité(e)
0
Heureux (se)
0
J'adore
0
Pas certain
0
Niais
0

Vous aimerez aussi

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Plus dans:ARTS VISUELS