ARTS VISUELSDAK'ART 2018

Découverte: Un autre temps, d’autres types de musées !

La trajectoire plastique de Bruce est depuis toujours marquée par le recyclage et la valorisation des déchets métalliques. Il les réutilise et rallonge ainsi leur durée d’usage en en faisant des objets design. Puis ceux-ci s’intègrent musicalement dans sa résidence Mbouroise du quartier Trypano.

Souvent ce matériau est associé judicieusement au bois ou à d’autres éléments hétéroclites, objets de fortune collectés dans son milieu immédiat. Ensuite, son épouse Lolo met astucieusement en scène ces designs dans leur maison qui tient lieu d’atelier et de galerie d’art en même temps.

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Lolo l’or de Bruce tout prêt du cœur

L’espace de Bruce à Mbour est référencé dans le paysage culturel depuis vingt-ans du fait de la téranga dont il fait montre pour mettre à l’aise ses visiteurs de passage. En plus, une autre particularité de ce lieu réside dans la sobriété avec laquelle les aménagements sont réalisés pour assurer le minimum de confort et la plénitude nécessaire quand on quitte le train train d’une capitale. Enfin, on est agréablement surpris en se réveillant le matin par le concert de coucous  auquel fait écho celui des pigeons voyageurs. Nous devinons également les bêlements des moutons et nous sommes agacés par les aboiements des chiens qui perturbent un peu la douce sensation de tranquillité matinale.

       Nous nous retrouvons à jouir d’un air frais qui sent l’odeur de la terre humide qu’on vient d’arroser. C’est ensuite une vraie grâce lorsque nos narines se décongestionnent par le fait de respirer un air parfumé d’embrun marin, non pollué par les gaz et autres carburants nuisibles. Tout ceci participe à l’exotisme de la résidence Trypano au point d’en faire un détour incontournable pour ses amis d’ici et d’ailleurs, de même que ses parents. C’est pourquoi ils n’ont pas manqué, dans leur quête de ressourcement, de multiplier les occasions de s’y rendre au fil des ans.

C’est dans ce lieu, empreint des différents passages des divers acteurs et actrices des mondes de l’art que nous avons rencontré un Bruce poreux à l’éthique environnementale. Il vit en osmose avec la nature et intègre dans sa démarche créative et dans sa vie le souci de conservation de la biodiversité. Dans sa famille, on trouvera des composants naturels, vivants et non vivants, des espèces animales telles que des oiseaux rares (perruche, moineau, colombe diamant…), des moutons de race de même que des lapins qu’il collectionne sans oublier les crabes. Bruce est un colombophile qui n’hésite pas à baguer ses oiseaux à grands frais parce qu’il commande le matériel en France. Souvent il remporte des prix en faisant participer les pigeons voyageurs à des concours.

Nous découvrons également des espèces végétales dont des calebassiers et le flamboyant, une pépinière de cocoteraie ingénieusement entretenue par la maîtresse de céans. A son tour, Lolo valorise des ustensiles de cuisine, des bouteilles en plastique, des seaux et des bassines usés pour en faire des gaines remplis de terre où pousse du végétal. Elle veille également à la récupération et au stockage des rejets animaliers. Elle les utilise ensuite pour fertiliser naturellement les sols sans avoir recours aux engrais chimiques.

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Bruce dans la cocoteraie de Lolo

Bruce vit à proximité de la mer et il n’est pas rare de retrouver à sa table des menus «lights» à base de poissons qu’il a fraichement pêchés, braisés, accompagnés de salade concoctée par les bons soins des chefs maison Tadé et Joe, quand ils sont de passage à Mbour.

Ce  rasta dans l’apparence et dans la philosophie consomme pourtant de la viande! Etonnant non ? Pourvu juste qu’elle ne provienne pas de sa bergerie.

Un regard «land-artiste»

Quelque part Bruce se comporte en land-artiste par l’usage qu’il fait de la palette de couleurs changeantes, renouvelées que lui offre la nature. C’est cela qui explique qu’il utilise de moins en moins le pigment de peinture académique pour peindre. Il peint discrètement grâce au prolongement de son regard sur la nature. Le temps que nous avons passé à son espace nous a permis de constater comment il substitue le besoin implicite de polychromie dans sa production artistique par l’observation sensible du plumage des oiseaux. Il passe beaucoup de temps à contempler son environnement, les vies qui l’entourent. Les moments de floraison et de perte de feuilles des espèces végétales sont fixés dans sa mémoire visuelle.

Paradoxalement, il trouve ses pigments directement sur les emballages des pots de peinture à l’huile pour pirogue et non à l’intérieur de ceux-ci. Il les récupère au niveau du quai de pêche de sa localité, un endroit pas anodin. Par ce quai, des jeunes migrants africains et le meilleur de nos ressources halieutiques transitent pour l’Europe. D’ailleurs, la série «les larmes de la mer» conçue en 2018 et composée par des petites pièces qui font 40 / 33 cm, est réalisée en exploitant les effets graphiques et chromatiques des métadonnées qui sont imprimés sur ces pots.

Cette œuvre est une ode à la mémoire des jeunes africains, migrants qui ont laissé leur vie lors du voyage dans ces embarcations dérisoires assimilables à des cercueils. Il est probable que certains jeunes soit partis par les pirogues peintes avec les pots de peinture ramassés par Bruce. C’est pourquoi cette œuvre grave reflète l’ombre des absents et la souffrance des mamans africaines.

Il semble que ces mères n’ont pas fini de verser des larmes dont la mer est à chaque fois témoin depuis le pillage de nos ressources naturelles et la traite négrière par le conquérant colonisateur. Aujourd’hui, tant de jeunes sont déterminés à partir au péril de leur vie, à la reconquête d’un graal, d’une équité dans l’accès au bien -être.

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Œuvres Bruce Détail Installation l’ombre de l’homme face aux larmes de la mer

L’art vert

Dans le processus de conception de ses œuvres, il tente de maitriser son empreinte écologique car il a conscience de vivre sur une planète aux capacités limitées par rapport à l’absorption des déchets qui y sont produits. Il a réussi à mettre en place un système de troc de zincs neufs contre des zincs usés dans un rayon d’une trentaine de ménages à proximité de sa résidence. Bruce s’installe en même temps dans l’économie circulaire en donnant un sens nouveau à ces zincs dont la vie se prolonge dans son atelier en y remplissant une fonction esthétique. Il fait sienne cette maxime de Lavoisier « Rien ne se perd, rien ne se crée: tout se transforme ».

Quelques fois, dans la réalisation de ces designs, l’artiste s’organise pour mobiliser ses intrants à l’intérieur même de son terroir Mbourois. Cette procédure de collecte des zincs qui servent de support de création à Bruce est à inscrire dans l’écologie territoriale. Celle-ci a l’avantage de limiter ses dépenses énergétiques en rapport avec le transport de sa matière d’œuvre constituée par les zincs.

Nous avons remarqué de l’altruisme chez Bruce qui en satisfaisant son besoin individuel de collecte de matériaux usés, prend aussi en charge l’intérêt général de toutes ces familles ciblées parce que vivant dans une précarité. Il leur propose de renouveler gratuitement les zincs qui leur servent soit de clôtures, de portes ou de toitures dans leurs maisons. Normalement, ces familles auraient dû payer une taxe pour se débarrasser de ces déchets dans un système organisé de collecte des ordures ménagères. Elles auraient également dépensé de l’argent pour remplacer les zincs usés.

 En même temps, l’artiste met en place un système d’échange avec ces ménages où l’argent n’est pas la valeur. Il fait de la quête de son matériau de travail un acte politique qui mériterait d’être théâtralisé du fait qu’elle témoigne de son militantisme environnemental dans une certaine mesure.

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Détail Installation l’ombre de Bruce en reflet sur la série «le musée des piétons»

«L’être humain, son ombre et le temps»

 Depuis 2014, l’artiste s’investit dans un travail de mémoire à travers la série intitulée: «l’être humain, son ombre et le temps», une œuvre qui mesure 200/90cm. Dans notre imaginaire, l’ombre de l’homme, «takander» en wolof, est d’abord symbolisé par ses enfants à qui il peut transmettre son patrimoine génétique et culturel.

 D’ailleurs, cette conception peut être superposée à celle scientifique qui considère que la caractéristique d’espèce humaine s’acquiert à la condition que les hommes puissent se reproduire entre eux dans des conditions naturelles et qu’ils aient une descendance fertile. La notion de durabilité, de conservation, de sauvegarde et de transmission apparaissent. Elles sont aussi présentes dans les préoccupations plastiques de Bruce qui personnifie par ce procédé la progéniture humaine.

On peut également croiser une autre facette de la croyance populaire qui associe l’absence d’ombre projetée qu’il n’est pas possible d’observer chez des êtres surnaturels malfaisants. Bien entendu l’ombre n’est qu’une absence de lumière et ces êtres étant des créatures obscures, dans la nuit noire,  il est difficile de déceler une perspective de leur ombre ou de leur reflet.

A la différence de ces créatures des ténèbres, l’homme dont Bruce esquisse la silhouette est un être de lumière, de passion et de sentiment. Par conséquent il est suivi par son ombre propre ou projetée partout où il se trouve selon les types et les différentes sources de lumière qui l’éclaire. Il l’élève au rang de modèle masculin ou féminin, vieux ou jeune dont la mémoire mérite d’être célébrée durablement du fait de sa noblesse de cœur et d’esprit. C’est là un des sens que nous donnons à l’évocation de cette œuvre marquante «l’être humain, son ombre et le temps».

Tel un conservateur d’espace patrimonial, il fait sienne implicitement la mission du musée dans le contexte contemporain. Il s’investit dans la collecte de matière, la sauvegarde des éléments collectés qui sont conditionnés puis réintroduit dans le système avec une nouvelle charge esthétique. Bruce élabore également la stratégie de diffusion de son travail ainsi que la médiation pédagogique et culturelle devant tourner autour.

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Œuvres Bruce détail installation l’ombre de l’homme projeté à la fenêtre

L’expérience du «Musée des piétons»

La Dak’art 2018, sonne l’alerte, (l’heure rouge), le temps pour spatialiser enfin le «Musée des piétons» dans la rue, un espace ouvert aux passants. Cet ex pensionnaire de la section Expression Artistique des Beaux- Arts, fait un clin d’œil à l’art minimal. Il se défie de l’académisme, des circuits traditionnels de diffusion de l’art, des prix du marché. Il présente une œuvre de type muséal composée par 300 portes ou fenêtres en zinc recyclé.

Il choisit une scénographie avec un effet de prégnance où les œuvres ne sont pas exposées sur des présentoirs cadenassés pour éviter le risque qu’on les touche, qu’on les dégrade ou qu’on les vole. Cette initiative de Bruce nous montre un concept de musée où les objets ne sont pas enfermés dans un sanctuaire où l’on préserve des vestiges de l’histoire, à l’image des musées ethnographiques hérités de la colonisation.

Ce travail trouve toute sa pertinence à la Biennale de l’art africain contemporain en 2018, moment où  se pose avec acuité la problématique de la restitution des objets spoliés à l’Afrique durant la colonisation par la France. Cette proposition se justifie aussi à un moment où se construit le contenu du musée des civilisations noires à Dakar.

Cette installation est mise en scène sur la façade extérieure du bâtiment faisant face à sa galerie. Elle s’offre gracieusement à l’œil des passants dans un jeu de confrontation. Aucun public n’est exclu, aucune contrainte d’heure de visite ou de fermeture de l’exposition. L’artiste démocratise par-là, la consommation de son art qui s’ouvre aussi bien aux mondes des professionnels des arts visuels qu’à toute la communauté locale. Ainsi il met en place une communication de proximité conviviale et interactive avec les populations qui sont mieux sensibilisées sur l’art, sur le travail des artistes dans la cité. La continuité du lien social est assurée dans un contexte où l’artiste ne jouit pas toujours de la meilleure audience auprès de l’opinion qui méconnait «le métier d’artiste». Il s’y ajoute le caractère élitiste des arts plastiques et la barrière que peut constituer les enseignes de diffusion conventionnelle de cette forme d’expression artistique qui passe par les galeries et les showroom.

Cette œuvre nous ramène également au constat d’une autre réalité concernant la viabilité du partenariat culturel et éducatif du musée dont les populations ne s’approprient pas. En observant le paysage, ici nous constatons un faible taux de fréquentation des musées par les communautés locales.

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Jean Marie Claude Bruce à l’entrée de son atelier

«L’artiste dans sa cité»

Cette scénographie dont le décor est campé directement dans la rue, nous interpelle une fois de plus sur le rôle de l’art et de l’artiste dans la cité. Ce rôle se prolonge sans doute à travers l’implication de Bruce dans des projets de médiation culturelle et d’autres programmes d’aménagement du design d’intérieur des bars, restaurants et autres édifices commerciaux répertoriés à Mbour.

 Depuis 1992, Bruce valorise des bouteilles en verre qu’il recycle en les incrustant directement dans le mur ou en tant que grille décorative sur les vides des fenêtres. Un jeu d’inversion et d’alternance intéressant de matière translucide et opaque apparaît entre le verre et les briques en béton et crée une tension plastique. Nous sommes amusés le soir, lorsque les lumières artificielles s’allument devant les reflets observés sur le verre qui déforment les ombres qui y sont projetées. Bruce a affiné au fil des ans, cette technique particulière, d’expression artistique en art mural qu’il partage avec l’artiste plasticien Kane-Sy.

L’espace Trypano a également servi de QG à plusieurs groupes évoluant dans le champ des arts scéniques (la musique hiphop, le reggae, le théâtre, le slam…) avec de nouvelles possibilités d’accès à la culture.

L’artiste aux origines akou, se fait tour à tour chirurgien, cordonnier et couturier autour de son support. Il est paradoxal de constater qu’il déchire et ensuite qu’il recoud les incisions qu’il a volontairement portées sur la matière avec du fil de fer. Cette gestuelle plastique lui permet de créer du graphisme, de la tension, des contrastes sur le support. Comme si les ondulations observées sur les zincs ne suffisaient pas à imprimer un rythme régulier, répétitif sur la surface.

Il arrive également que Bruce agresse physiquement ces surfaces pour produire une texture rouillée, qui se détache au premier plan. Souvent il recourt à des procédés chimiques pour vieillir davantage les zincs sur lesquels il juge que l’usure du temps n’est pas perceptible. Commence alors toute une procédure de recherche picturale ingénieuse censée le conduire à cette monochromie observée sur les supports en zinc. Tantôt Bruce les calcine à l’acide puis les enterre dans le sable. D’autre fois, il les expose à la lumière du soleil, à la pluie ou encore il les plonge dans la mer où elles vont subir l’action corrosive du sel. Ainsi, il installe de belles interactions, des dualités où la matière vieillie est juxtaposée à celle qui est neuve. A partir des tâches de rouilles obtenues, il esquisse des silhouettes de personnage qui observe des poses avec une vue de face.

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Design art mural réalisé par Bruce

Biographie sélective

Bruce a pris part déjà à de nombreuses et variées aventures artistiques. Il participe à l’animation de la vie culturelle en proposant une palette d’activités, à l’exemple du projet d’envergure nationale 8 facettes qui avait connu un franc succès. Il initie également des workshops, des résidences de création à Mbour dans son propre atelier Trypano depuis la D’ak’art 2000. Il participe à des expositions collectives depuis 1990 au Sénégal à Dakar dans des réseaux de centre culturel, à Popenguine à la résidence Kër Absa en 2014, puis à la villa Gottfried à Ngaparu, plus récemment en 2016 au cimetière de Thiaroye où sont enterrés les tirailleurs Sénégalais. Le travail de Bruce a voyagé au-delà des frontières, à la biennale de Abuja au Nigéria en 2013, la Documenta 11 kassel en Allemagne, la biennale des jeunes talents en Belgique en 1994. Enfin il a pris part à d’autres expositions en France, en Italie et aux Etats Unis.

Bruce est héritier  de l’école de celui qu’il considère comme son maître feu Issa Samb (Joe ouakam) c’est pourquoi il est souvent dans la performance et dans la marche esthétique de son terroir. Et puis nous avons aussi senti des relents de Zulu Mbaye chez Bruce, découlant de sa participation à l’expérience «nietti gouy» dans les années 1990. Si bien qu’il (l’artiste Zulu) a été choisi en tant que parrain de l’événementiel de la biennale de 2016 organisé à la résidence Trypano.

Jean Marie Claude Bruce travaille aussi en accointance avec ces autres contemporains de la diaspora  notamment Cool Diabang et Cheikh Niass.

Cheikh Niasse est son ancien son ancien camarade de promotion établi en Allemagne. Bruce a récemment participé à la mise en scène de sa dernière exposition organisée à la galerie nationale au mois de février 2018 «condoléance les larmes de la peinture ».

Quant à Boubacar Cool Diabang, il est très souvent en vacances ou en résidence de création à Trypano. Il est également impliqué avec Bruce dans un projet international dénommé Tawi’art qui en est à sa deuxième phase de développement. Le programme OFF de l’édition treize de la biennale Dak’art 2018 est le canal qu’ils ont choisi pour édifier le musée des piétons.

Un musée dans l’air du temps où l’ombre de l’homme plane dans l’environnement en harmonie avec différentes formes de vies fauniques et végétales, en dialogue avec d’autres composants non vivants.

Ndeye Rokhaya GUEYE

Dakar, le 19 avril 2018

 

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